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J’entrai à l’école élémentaire à l’âge de six ans, une année après avoir commencé mes cours de danse. Comme l’établissement se trouvait à Gion-Kobu, les élèves venaient en général de familles liées à la vie du karyukai.

De bon matin, Kuniko était toujours occupée à aider Aba. Kaa-chan ou Suzu-chan, une de nos deux bonnes, m’emmenait donc à l’école, à deux rues de l’okiya, sur Hanamikoji.

En chemin, je faisais mes emplettes. C’est-à-dire que j’entrais dans les boutiques, choisissais ce dont j’avais besoin. La bonne disait : « C’est pour les Iwasaki de Shinbashi » et la marchande me tendait l’article en question. Un crayon. Une gomme. Un ruban pour les cheveux.

Je ne savais même pas ce que c’était que l’argent. Pendant des années, j’ai été persuadée qu’il suffisait d’entonner « C’est pour les Iwasaki de Shinbashi » pour obtenir tout ce qu’on voulait.

Je commençais à m’habituer à l’idée que j’étais moi-même une Iwasaki. Le jour de la première réunion de parents à l’école, cependant, quelle ne fut pas ma déconvenue de voir surgir, excessivement maquillée et parfumée, Yaeko dans un kimono uni d’un violet pâle et un très coquet haori, la veste qui se porte par-dessus le kimono... Le lendemain, mes camarades de classe ne manquèrent pas de me traiter de « petite miss geiko » et de fille adoptée. Ce que je niai avec véhémence.

La fois suivante, ce fut au tour de Kuniko de représenter mes parents. Ce qui me convenait très bien.

J’aimais bien l’école. Surtout, j’adorais apprendre des choses nouvelles. Mais comme j’étais très réservée, je participais peu en classe. Mes professeurs s’efforçaient en vain de m’encourager à sortir de ma coquille.

Je finis par me faire une amie. Elle s’appelait Hikari, « rayon de soleil ». Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi extraordinaire : elle avait les cheveux blond doré et me paraissait d’une beauté incomparable.

Hikari n’avait pas plus d’amies que moi. Peu à peu, nos solitudes se rejoignirent. Nous passions des heures à chuchoter et à pouffer de rire sous le ginkgo de la cour de récréation. J’aurais donné n’importe quoi pour avoir une chevelure blonde.

En général, dès que la cloche sonnait la fin des cours, je me précipitais dehors pour courir à ma leçon de danse, laissant la bonne ranger derrière moi mon bureau d’écolière. Mais de temps à autre, très rarement, l’école de danse étant fermée, nous avions quartier libre l’après-midi.

À l’occasion d’une de ces journées si exceptionnelles, Hikari m’invita chez elle après la classe. Je décidai de me rendre à son invitation plutôt que de rentrer directement à l’okiya. À Kaa-chan, qui était venue me chercher, je mentis en disant : « J’ai une course très importante à faire. Va prendre une tasse de thé et retrouve-moi ici dans une heure. Et surtout, pas un mot à tata Oïma, d’accord ? »

Mon amie Hikari vivait seule avec sa mère dans une étroite maisonnette au milieu d’une rue très animée. Je me souviens de m’être dit que ce devait être bien agréable d’avoir tant de voisins. Sa mère, une femme douce et aimable, nous servit un goûter. Je ne goûtais jamais, pour la bonne raison que, chez, mes parents, mes frères et sœurs se disputaient tellement pour quelques vieux rogatons que j’avais pris l’habitude de ne rien grignoter entre les repas. Ce jour-là, je fis une exception.

Je ne vis pas passer le temps. Il fallut bientôt repartir. Je retrouvai Kaa-chan comme prévu et elle me ramena à l’okiya, où, manifestement, la nouvelle de mes frasques était déjà parvenue aux oreilles de tata Oïma.

— Je te défends de retourner là-bas, me gronda-t-elle. Tu as compris ? Jamais, tu entends, jamais plus !

Moi qui ne me montrais jamais impertinente, je crus bon de me justifier. Je lui racontai qui était Hikari, combien sa mère était gracieuse, leurs voisins nombreux et charmants, bref à quel point je m’étais amusée chez elle. Mais elle refusa tout net de m’écouter. Pour la première fois de ma vie, je me heurtais à une réaction d’hostilité muette mais bornée. J’étais sidérée.

Hikari était une burakumin, elle appartenait à une caste considérée comme souillée, un peu comme les intouchables en Inde. Jadis ils s’occupaient des cadavres ou manipulaient des substances dites polluantes comme la viande de bœuf et le cuir. Ils étaient croque-morts, bouchers, tanneurs. À l’heure actuelle, leur situation s’est améliorée, mais quand j’étais petite fille, ils faisaient encore l’objet d’une cruelle ségrégation.

Ma « transgression » était d’autant plus grave que mon amie Hikari était non seulement une paria, mais aussi une sang-mêlé : la fille illégitime d’un GI. C’en était trop pour tata Oïma, qui tremblait à l’idée que j’aie pu être contaminée, une de ses principales préoccupations étant de veiller à ce que rien ne vienne salir la réputation de son héritière.

Je passai ma mauvaise humeur sur cette pipelette de Kaa-chan. J’avoue que je lui rendis la vie infernale pendant quelque temps. Mais bien vite je me rendis compte que c’était plutôt de la pitié que j’aurais dû éprouver pour elle. Elle venait d’une famille très pauvre et avait une multitude de frères et sœurs. À plusieurs reprises, je la surpris en train de chaparder des petites choses dans la maison pour les leur envoyer. Au lieu de la dénoncer, je lui offris dès lors de modestes cadeaux afin qu’elle n’ait plus à voler.

Quant à Hikari et à sa mère, elles déménagèrent peu après cet incident. Je n’ai plus jamais entendu parler d’elles et me demande parfois ce que ma jolie amie blonde est devenue.

Mais ma vie était trop trépidante pour que je m’attarde. À sept ans, j’ai pris conscience d’être une « personne très occupée ». En effet, j’étais toujours pressée, toujours en train de courir. Il fallait terminer chaque chose vite pour enchaîner avec la suite. Forte de cette expérience, j’ai cultivé à un très jeune âge la science de l’efficacité.

J’avais par exemple une demi-heure au milieu de l’après-midi pour courir de l’école élémentaire au cours de danse en passant par l’okiya pour que Kuniko m’enlève mes vêtements à l’européenne et me passe mon kimono. Ensuite elle me suivait de loin jusque chez l’iemoto, vers laquelle je filais à toute allure.

Kuniko était ma meilleure amie. Je la protégeais autant qu’elle veillait sur moi. Voir les gens la traiter en inférieure me mettait hors de moi. Yaeko en particulier lui lançait de vilains mots à la figure : « face de potiron », « singe des montagnes ». J’étais furieuse, mais je ne savais pas comment riposter.

Elle était chargée de m’accompagner à l’école de danse puis de me ramener à la maison. Et elle s’en acquitta chaque jour avec d’autant plus de mérite que, non contente de courir à toutes jambes vers mon cours de danse, je marquais trois stations en route, toujours les mêmes et dans le même ordre, tel un rituel.

D’abord, je déposais un bonbon à la mélasse chez mère Sakaguchi qui en échange me donnait une friandise que je fourrais dans mon sac pour plus tard.

Ensuite, je devais dire une petite prière devant le sanctuaire.

Enfin, il fallait que je caresse Dragon, le grand chien blanc de la fleuriste.

Après quoi seulement je pouvais aller prendre ma leçon de danse.

Kuniko m’attendait toujours pour le chemin du retour, qui se déroulait lui aussi selon un ordre immuable. Nous nous rendions chez le fleuriste, où j’offrais la friandise de mère Sakaguchi à Dragon. J’en profitais pour faire un peu de lèche-vitrine. J’adorais les fleurs, elles me rappelaient ma mère. La vendeuse me permettait d’en choisir une en échange de la sucrerie pour le chien. Je la remerciais et apportais cette fleur à la dame qui tenait la petite échoppe au coin de la rue. Elle me donnait à emporter deux parts de dashimaki.

Cette omelette roulée légèrement sucrée était le péché mignon de tata Oïma. Chaque fois que je lui tendais le petit paquet, elle affichait une mine surprise et ravie. Puis elle se mettait à entonner une chanson qui lui venait aux lèvres chaque fois qu’elle se réjouissait de quelque chose. Toujours la même ritournelle : su-isu-isu-daradattasurasurasuisuisui. Pour me taquiner, elle remplaçait une syllabe par une autre et il fallait que je trouve l’erreur avant qu’elle se permette de mordre dans son dashimaki. Après quoi je m’asseyais auprès d’elle et lui racontais ma journée.

 

La première fois que je dus me rendre au tribunal, j’avais huit ans. Vieille Sorcière, en qualité de mère adoptive putative, m’y emmena. J’y retrouvai mon père et ma mère. Car, avant que l’on puisse m’adopter, il fallait s’assurer de mon désir de devenir une Iwasaki.

Déchirée, je fus incapable de prendre une décision. Je me trouvais en proie à une si intolérable tension nerveuse que je vomis devant tout le monde dans la salle du tribunal. Je n’étais pas encore prête à quitter mes parents.

Le juge déclara :

         — Cette enfant est manifestement trop jeune pour savoir ce qu’elle veut. Il faudra attendre qu’elle soit assez mûre pour décider.

Vieille Sorcière me ramena à l’okiya, désormais mon foyer.

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